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mercredi 12 novembre 2008

L'intelligence économique s'est-elle trompée de cible?

Tardivement baptisée en 1994 (rapport MARTRE), l'intelligence économique telle qu'on l'enseigne aujourd'hui est une combinaison de techniques anciennes de sécurité technique, de renseignement militaire, d'influence et de management à l'américaine, déjà bien connues dans les années cinquante . C'était alors la résultante combinée de l'ardente obligation  du Plan , des missions de productivité liées au Plan Marshall, des expériences de guerres psychologiques en Indochine et en Algérie.

Les trois piliers de l'intelligence économique (information, secret, influence ) étaient implicitement requises dans le management général des organisations. Aucune de ces techniques n'est totalement périmée. Mais aucune ne se montre totalement efficace devant la réalité des risques d'aujourd'hui et devant la manière dont se forme la valeur ajoutée d'une entreprise ou d'un territoire. Il faut chercher ailleurs.

Quand elle a été officialisée, l'IE était déjà en retard sur les âges du management et du risque.

Au moins deux révolutions manageriales successives étaient déjà en fin de vie, bien qu'elles aient fortement inspiré les problématiques de la toute jeune  discipline:

- l'âge du management par les ingénieurs, soucieux de production, de sécurité des systèmes, de protection du secret industriel et technologique, de monopole des marchés publics (M.Martre venait de l'Aerospatiale)
- l'âge du management par les commerçants, légitimement soucieux de la connaissance du marché, de la conservation des listes de clients, du détournement des produits, des marques ou labels etc... et des champions nationaux dans les industries régaliennes et dans les produits de terroir (agriculture, haute couture, cinéma...)

Ces deux âges se combinaient très bien avec le patriotisme économique de la Quatrième Republique et de la première moitié de la Cinquième.

L' »affirmative action »de l'Etat en faveur de nos entreprises se manifestait alors par la protection du marché , par les subventions sectorielles, par les aides diverses à la production ou à l'exportation et surtout par les dévaluations du franc qui rétablissaient provisoirement la compétitivité de nos produits .
Ces drogues douces mettaient un voile sur l'inadaptation de nos entreprises (sous-capitalisation, organisation chaotique, contrôle laxiste, manque d'ouverture d'un management content de lui) . Mais la bonne signature de la France (dette publique) , en partie soutenue par les revenus passifs du tourisme, couvrait nos petites indolences. On était heureux comme Gott in Frankreich.

Le changement est progressivement venu ;
-des modifications institutionnelles du milieu que nous avons voulues, sans doute à juste titre (en gros la libéralisation de l'économie et la stabilisation du franc dans l'euro)
_ et des évolutions mal comprises donc mal maitrisées par les experts et les puissants, a fortiori les citoyens ordinaires que nous sommes (en gros le développement exponentiel de la finance aux dépens de l'économie)

-L'ouverture institutionnelle des marchés et leur libération s'est faite progressivement; 1983 en fut une année décisive.
Le marché commun européen a mis en lumière le fait que nos industries de consommation traditionnelles ont été victorieusement concurrencées par nos partenaires industriels (Allemagne, Italie, Pays Bas, Espagne...) bien avant l'arrivée des produits délocalisés par nous au Maghreb ou dans les pays de l'Est. Dès le milieu des années 90 des secteurs entiers des industries de consommation (textile, chaussure, meuble, jouet) et de petit équipement (matériel agricole, machine outil, bureautique) avaient pratiquement disparu. Par vraiment par agression illégale justifiant une assistance en intelligence économique, mais par inertie.
Les produits asiatiques ( Chine , Taiwan, Asie du Sud Est) sont arrivés ensuite : textiles et produits de bas de gamme, puis electronique . Nul doute que; comme elle l'est déjà pour les Etats Unis, la Chine sera bientôt l'usine de l'Europe et peut être même son financier par la créance commerciale et par l'investissement des fonds souverains, de grands combinats industriels (sidérurgie?) et les achats de Bons du Trésor sans lesquels les services publics ne peuvent pas fonctionner, ni les entreprises en détresse ne peuvent pas être secourues .Tout ceci est la resultante logique de l'ouverture nécessaire au marché international.

L'autre grande révolution , née de la libération des capitaux, est la puissante financiarisation avec ses techniques ésotériques (produits dérivés, titrisation des dettes, hedge funds) qui portent sur des masses monétaires sans commune mesure avec celles de l'économie réelle. On est en train de s'en apercevoir avec l'énormité des dotations indispensables en Amérique, en Europe et en Asie pour réparer les pertes des grands joueurs de poker en quête de profits créés « out of nothing »..

L'économie réelle de grand papa visait modestement (?) à connaître et satisfaire les besoins des consommateurs pour en tirer la rémunération raisonnable des facteurs de production (travail et capital) et le financement des investissements porteurs d'avenir.
C'était l'honneur de l'économie des ingénieurs qui n'étaient pourtant pas à l'abri des mégafautes (éléphants blancs,catastrophes techniques, erreurs de planification etc...) pas forcément imputables à un manque d'intelligence économique au sens strict.
C'était aussi au départ le devoir des gens de marketing qui devaient en principe établir le client au coeur des préoccupations. En une trentaine d'années, ces commerçants prospères ont malheureusement dépassé leur mission en imposant aux clients des produits dont ils n'avaient pas réellement besoin et qu'ils ne pouvaient pas réellement s'offrir.
La combinaison de la publicité de masse et du crédit revolving « (crédit revolver?) est à l'origine directe de la crise américaine des subprimes et, de manière plus générale de la surconsommation américaine financée par les gains des bulles boursières...et par la Chine et les pétroliers arabes.

L'orgueil des techniciens puis l'avidité des commerçants ont poussé à la démesure.Dans les affaires récentes de niveau opérationnel (par exemple,à la Générale ou à la Caisse d'Epargne; ailleurs chez Parmalat , chez Enron ou chez les banquiers de l'immobilier, ) l'arrogance technique et la cupidité se sont rejointes avec des conséquences infiniment plus importantes que celles que gère habituellement l'intelligence économique

Bien sûr, on invoque la culpabilité d'individus: publicitaires bling-bling, informaticiens trop habiles, traders fous, patrons-voyous qui sautent en parachute après avoir ruiné leur entreprise. Les cas isolés rassurent l'opinion puisqu'en principe la justice fait ensuite son métier. Mais la réapparition des mêmes escroqueries , après changement de nom de marque ou fusions salvatrices (voir dans les métiers de la banque, de l'assurance, du consulting, de la notation financière...) et surtout la multiplication des incidents et leur coût croissant, finissent par nous interpeler .

Et si le système lui-même fonctionnait mal ? par combinaison de laissez-faire étatique et monétaire, par tolérance d'institutions ou de pays qui vivent de delinquance (paradis fiscaux, recyclage d'argent suspect) , par mauvais contrôle de ceux qui ont le droit, par la titrisation, de construire des instruments de dette infiniment plus puissants que les réserves de toutes les banques centrale du monde. On n'est peut-être pas à l'abri de violentes crises sociales et politiques. On est certainement dans le bain d'une crise économique (stagflation par hausse des prix et ralentissement de la croissance) qui a d 'ailleurs précédé la crise proprement immobilière, bancaire et financière.

La chose est devenue si importante qu'elle occupera les gouvernants d'un monde en principe réveillé en sursaut par la crise et agréablement séduit par la nouvelle election américaine.

Pourra-ton ébranler le lourd porte-avion américain, indispensable à la sécurité militaire de beaucoup de pays et à la santé économique de tous? Porte-avion qui fonctionne avec une certaine créativité technologique mais aussi avec la drogue de la surconsommation, du surendettement et de la surspéculation. Et qui navigue dans une mer peuplée d'énormes icebergs comme la Chine et l'Inde.
Et comment se situera la consommation nécessaire à l'activité économique courante (et aux rentrées fiscales) mais contraire à la nécessité écologique.

Que peut faire l'intelligence économique?

Et que peuvent faire nos modestes capacités d' opérateurs, plus ou moins techniciens, devant des phénomènes qui nous dépassent de beaucoup?

L'intelligence, dans le domaine économique ou ailleurs consiste à utiliser des outils éprouvés (information, analyse, critique, contrôle etc...) pour découvrir soit la vérité (?) soit une décision pertinente . Mais l'intelligence suppose avant tout de déterminer à quoi il faut appliquer l'intelligence. Quelle est la situation de l'acteur? Où sont les opportunités et les risques? Qui est la cible (ennemi ou partenaire ou élément à modifier, à protéger?)

On remarquera que, avant même la naissance officielle de l'intelligence économique et encore aujourd'hui la technologie (à protéger ou à conquérir) n'était pas à l'origine des grandes crises sectorielles (Airbus, bulle immobilière à répétition, déclin des industries de main d'oeuvre). Pas plus d'ailleurs que les atteintes au secret commercial.

Les grandes crises avant et après 1994 reposaient sur la conjoncture, sur les dysfonctionnements de systèmes de marché (penuries, excédents provisoires) et, disons le sur un mismanagement des entreprises ou des états.

Et si l'intelligence économique s'était trompée de cible et accessoirement de méthodes? Par quelles interrogations retrouver des racines ?


Qui est l'objet possible de la protection?
Qu'est-ce qu'une entreprise française?qui a droit à la protection publique?
-Situation en France?du siège social? Des usines?
-Capital français? Filiale de groupe européen ou étranger ?Majoritaire?minoritaire?
-Compétition entre deux entreprises françaises: qui doit-on aider?
-Quid de l'entreprise française qui fait essentiellement appel à des actifs étrangers?
- Ou qui commercialise des produits concurrents de productions françaises

Que faut-il protéger dans l'entreprise?jusqu'où?
-Les biens matériels
- les biens immatériels: brevets, savoir faire
- le personnel : emploi, rémunération, situation sociale?
- Les dirigeants? Les actionnaires?
- La contribution à la collectivité: impôt, charges sociales? (une entreprise sur deux ne paye pas d'impôts : comment l'impliquer?)

Qui est la cible de l'action protectrice?
- Une personne physique ou morale usant de méthodes illégales?
- Un concurrent étranger ou français bien déterminé, usant de méthodes illégales?
- Un partenaire étranger ou français bien déterminé, usant de méthodes illégales? Ce peut-être aussi un salarié ou un dirigeant de l'entreprise
Une personne physique ou morale non déterminée usant de méthodes illégales?
Une personne physique ou morale usant de méthodes inconnues ou légales mais dommageables?

On est jusque là dans les domaines ordinaires de l'action pénale ou de la responsabilité commerciale qui relèvent des tribunaux . Mais la concurrence ordinaire normale est sans doute le plus grand destructeur d'entreprises fragiles

- Une personne physique ou morale faisant un usage excessif de méthodes inconnues ou légales
l'exigence de rentabilité financière à 15%
les frais de représentation et communication publicitaire, les rémunérations exorbitantes et les parachutes dorés
Faut-il, et à quel prix exorbitant, réparer les pertes aux jeux des banquiers fous qui ont généré ou rediffusé des « crédits toxiques »
- Les systèmes qui bien ou mal utilisés conduisent à des situations dommageables
*pour l'entreprise elle-même, et ses ayant-droits de toutes natures du monde économique, social et politique (employés, clients, contribuables, responsables territoriaux ou gouvernementaux)
*les risques ne proviennent pas seulement des agressions d'autrui, d'un acte ou d'un événement précis mais souvent du mauvais fonctionnement de systèmes internes ou externes à l'organisation (marchés, processus, programme économique ou politique, déroulement d'une guerre)
*les risques sont souvent potentiels. Pour les prévoir, les prévenir, s'en défendre, voire les exploiter, il ne suffit certes pas d'attendre la manifestation de crise. La quasi totalité des enseignements d'intelligence économique supposent une crise déclarée. Il est alors trop tard pour appliquer des techniques de sauvetage. Il faut peut-être réhabiliter Cassandre , voire encourager le « whistle blowing » institutionnel.
* la fréquentation des méthodes prospectives (culture socio-économique, veille d'environnement et de systèmes, faits porteurs d'avenir, hypothèses, scenarios, évaluation et probabilité, gestion de conflits avant crises) n'est pas forcément une panacée. Cependant elle serait un pas en direction de la sécurité préventive mais aussi d'une meilleure réponse aux crises avérées.

On dit que « la Concurrence et la Transparence sont les deux mamelles de la Gouvernance » .

- L'intelligence économique doit laisser un rôle tonifiant à la concurrence , sans quoi il n'y a pas de progrès dans les organes transfusés.
- La transparence est le commencement de la sagesse . S'obliger à clarifier ses intentions , ses actes et ses résultats, est une manière de se contrôler soi-même et d'incorporer les points de vue des ayant droits.
- Malgré ses aspects de tarte à la crème, la gouvernance est en principe tout cela , mis au service de la direction ouverte d'une entreprise, d'une collectivité, d'un territoire voire bientôt de l'humanité.
La gouvernance n'est pas une technique ni un règlement pompeux , mais un comportement collectif.
Rappelons nous la leçon de démocratie de la Carmélite de Bernanos
« Ce n'est pas la Règle qui nous garde, c'est nous qui gardons la Règle »

Voir Table de l'Intelligence economique et Table des Risques