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lundi 18 janvier 2010

Comprendre la pauvreté dans le monde

Comment les pauvres comprennent la pauvreté dans le monde ?

Alors que Cassandre remet les pendules à l’heure sur la crise et la Chine, voici que me revient une interview donnée par un économiste péruvien, Hernando de Soto, connu à l’ONU pour sa bataille au profit d’une reconnaissance juridique des biens des pauvres [1]. De Soto n’est pas inconnu pour ceux qui ont lu Le mystère du capital, un classique de la collection Champs chez Flammarion [2].

Hernando de Soto nous prévient que notre perception de la pauvreté n’est pas la bonne. Pourquoi les habitants des pays « pauvres » sont si arriérés et stupides alors qu’ils comptent tant d’entrepreneurs, de commerçants ? Voici sa réponse : les pauvres n’ont pas d’existence légale, ils vivent sans extrait de naissance, leurs bidonvilles ne sont pas leur propriété, leurs commerces n’ont pas de comptabilité, il n’existe pas de contrats. C’est ce que Hernando de Soto appelle du « capital mort » : il a calculé que tout le capital immobilier extralégal des pays du Sud et des pays anciennement communistes équivaudrait à deux fois la masse monétaire circulant aux Etats-Unis, soit près de 10 000 milliards de dollars.

Avec Madeleine Albright à l’ONU, il se bat pour « démarginaliser les pauvres par le droit » en leur donnant des droits et des titres de propriété. Pour lui, les Occidentaux ont confondu le capital avec l’argent. Le capital, c’est aussi des écrits, des registres, des comptes fiables et des biens que l’on quantifie. Ce qui n’est pas le cas des titres financiers comme les actions ou les hedge funds. On ne devrait pas confondre l’argent, « grande roue de la circulation », dit Soto citant Adam Smith, avec le capital. Pourquoi les entreprises devraient exprimer la valeur de leur capital en monnaie ? Et dans quelle ignorance elles sont tombées ? Tant d’entreprises, voire de banques, ne peuvent même pas évaluer leur dette, parce qu’elles ont perdu les traces des transactions. « Vous êtes sortis de la réalité ! » tonne Soto qui se méfie du renflouement des institutions financières, comme l’a montré le cas des traders de la BNP en 2009.

Comment redéfinir le capitalisme, se demande Hernando de Soto ? L’économiste péruvien pense que toutes les crises depuis 1929 ont résulté de l’effondrement des écrits qui représentaient la valeur des biens. Pour lui, la propriété est de l’idéologie « petit-bourgeois ». Autrefois, les élites étaient contrôlées par des registres dont on gardait le contrôle. Aujourd’hui, le capitalisme financier a perdu ce contrôle. Et le système économique des riches est incapable de garantir les richesses, tout comme dans les pays du Sud, qui ne se développera pas, qui sera en crise tant qu’il ignorera ce qu’il possède.
Pourtant, l’Occident a apporté à l’humanité le droit et la propriété. Le capitalisme produit des titres de propriétés, des documents qui font qu’une maison, des machines deviennent du capital. Cette information permet de faire du commerce. On est loin de cette époque des privilèges aux mains des élites, comme au 18e siècle. Le protestantisme développe l’éthique de la responsabilité. Le système encadre les transactions et installe la confiance d’un bout à l’autre du monde, où l’on peut échanger sans connaître son acheteur ou son vendeur. Achetons des chaussures en Chine, des services en Inde sans les voir, tout cela est fiable.

Que s’est-il passé pour que ce qui a marché au Nord a été un désastre au Sud ? C’est que la colonisation qui a sans doute beaucoup donné n’a pas transmis le système de propriété, condition sine qua non pour que tous participent à l’activité économique. La mondialisation actuelle ne touche que les riches et une poignée de riches dans les pays pauvres. Un véritable apartheid économique. Pourtant, les ressources existent !

Regardez dans tous les pays pauvres du monde, il y a toujours des marchands, des vendeurs. Mais deux enfants sur trois nés dans les pays pauvres n’ont pas de certificats de naissance. Jeunes ou adultes, ils vendent leur travail sans papier officiel. Les bureaucraties sont débordées, comme l’Inde qui n’a que onze magistrats pour plus de vingt millions d’affaire en cours ! « Il faut jusqu’à vingt ans pour que certaines affaires civiles soient jugées (...). Aujourd’hui au Pérou pour obtenir des documents légalisant une petite entreprise de deux machines à coudre, il faut passer jusqu’à 300 jours, 6 heures quotidiennement, pour obtenir des écrits fiables. Trop souvent, dans les campagnes, les paysans divisent leurs terres en autant de parcelles qu’il y a d’héritiers, cela à chaque génération, jusqu’à ne plus posséder qu’un lopin improductif. Des études ont montré que les pertes techniques et financières des services publics du Sud, additionnés aux fraudes, représentent entre 30 et 50% des volumes traités. Ajoutez que les banques prêtent à seulement 20 ou 30% de la population en Amérique Latine, 2% en Afrique sub-saharienne. Comment voulez-vous, en l’absence de tels outils que les citoyens ordinaires comme les entrepreneurs et les commerçants comptent sur l’Etat, développent leur capital, le valorise, l’échange à l’autre bout du pays contre un autre bien, ou sur le marché international ? »

Si on ne fait rien, des centaines de millions de gens vont travailler dans l’extralégalité, dans les pays pauvres : maisons construites sans contrats, immeubles sous-capitalisés, immobilier hors-la-loi. « Au Mexique, 28 à 39% du PIB du pays dépendait du secteur informel en 1987, et en 1996 8 millions de travailleurs sur 20 n’étaient pas déclarés (...). En Amazonie, 10% seulement des terres sont couvertes par des titres de propriété. L’industrie du bâtiment a progressé sur le papier de 0,1% en 1995, et la fabrication du ciment de 20% en un semestre. Pourquoi cette différence ? 60 à 70% des constructions n’ont aucune visibilité légale. Elles ne peuvent même pas être utilisées comme adresse, encore moins comme capital. Ce sont des richesses perdues, hors juridiction. Le droit ce n’est pas seulement l’ordre qui sous-tend l’activité économique et démocratique, c’est d’abord un système d’information fiable qui garantit l’existence et les biens d’une personne ».

Une extralégalité qui pourrait durer, car on ne peut rien localiser, donc on n’identifie pas bien les mafias. Les chefs de tribu, les terroristes prospèrent sur ces secteurs où les règles collectives sont inventées, les transactions arrangées, les papiers inventés, les baux non-reconnus. « Si vous voulez, les pays en voie de développement vivent une crise des subprimes permanente ! Il m’a fallu des années pour comprendre en quoi le point de vue du Sud peut aider le Nord. Nous vous regardons du dehors et pouvons analyser votre système dans ses effets réels, sans être aveuglés. Michel Foucault disait que pour comprendre la santé mentale, vous devez comprendre la folie. Le seul avantage de vivre dans un pays émergent où les droits, les libertés et les responsabilités ne sont pas respectés est d’apprécier comment vivent ceux qui les ont acquis. Le plus intéressant dans la crise financière récente, c’est que l’Occident a commencé de nous ressembler ! Vous vous êtes engagés dans un système informel qui ne permet plus d’identifier les volumes des transactions, les valeurs réelles des choses. Vous avez oublié le socle, les échafaudages de votre système. L’avantage que j’ai sur vous, à vivre dans un monde sans échafaudage, je peux le voir ! »

D’où cette idée de « capital mort » dans les pays en développement. Des analystes ont évalué l’immobilier dans cinq métropoles des pays du Sud (Le Caire, Lima, Manille, Mexico, Port-au-Prince), immeuble par immeuble, bicoque par bicoque. Les règles changent vite, les bidonvilles comme l’habitat rural fonctionnent comme du « capital mort ». La quasi-totalité des paysans haïtiens, 9 habitants sur 10 au Caire n’ont pas de titre de propriété... Certes, la valeur de ces biens est faible, mais additionnée, elle représente plusieurs fois l’aide financière internationale aux pays du Sud, « tous vos investissements privés depuis la deuxième guerre mondiale. Ou encore au moins 20 fois les sommes que Paulson a investi pour aider les banques américaines ! » Ce qui nous fait dire que les pauvres sont plus riches qu’ils ne le croient : les biens extralégaux urbains urbains au Pérou sont estimés à cinq fois la capitalisation de la bourse de Lima avant le krach de 1998 ? « À Haïti, la valeur totale des biens appartenant aux pauvres est 150 fois supérieure à la totalité des investissements étrangers reçus dans l’île depuis 1904. En Egypte, la richesse des pauvres représente 55 fois la valeur investie par les pays riches, barrage d’Assouan et canal de Suez compris. Aux Philippines, l’immobilier extralégal atteint 133 milliards de dollars, soit quatre fois la capitalisation des 216 entreprises du pays cotées en Bourse, sept fois le montant total des dépôts gérés par les banques. » Soit un total pour tous les pays pauvres et anciens pays du bloc communiste, « de 9300 milliards de dollars, c’est-à-dire à peu près deux fois la masse monétaire en circulation aux Etats-Unis ». Ce qui fait dire à Hernando de Soto que les pauvres ne sont pas le problème mais « la solution, à condition qu’ils puissent mobiliser leur capital ».

Que faire ? De nombreux pays se sont intéressés à la légalisation de certaines propriétés informelles comme la Russie et ses 400 000 datchas, la Chine et son « capitalisme léger », l’Egypte, la Syrie, la Libye. L’ex-Secrétaire d’Etat américaine, Madeleine Albright qui a monté une Commission on Legal Empowerment of the Poor, soutenue par l’Irlande, le Mexique, la Tanzanie et beaucoup d’anciens chefs d’Etat et diplomates veulent faire voter un renforcement de l’AG des Droits de l’homme : « Chaque être humain a droit à sa propriété ». Une révolution pour quatre milliards d’êtres humains exclus de l’Etat de droit. Il faut repenser la mondialisation qui vient « nous rappeler où sont les véritables forces économiques, d’où procèdent les échecs récents. Il est temps de comprendre combien la crise actuelle provient en grande partie du fait de la pauvreté chronique de plus de la moitié du monde, qui vit hors de l’économie globale... »

Gilles Fumey

[1] Le Monde, 8 novembre 2008 (dans lequel on peut l’intégralité de l’interview).

[2] 2005.


URL pour citer cet article: http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=1794

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